A travers un examen du cadre industriel, légal, pratique et culturel actuel de la fabrication des colorants, nous chercherons à comprendre comment les contraintes de qualité, de tendances et d'expression de marque ont établi des normes et attentes difficiles à concilier avec nos exigences écologiques mais exerçant une forte influence sur les choix créatifs des designers couleur et textile en activité. Depuis la découverte et l'industrialisation de la mauvéine par William Henry Perkin en 1856, les teintures textiles sont en majorité dérivées du pétrole : extraites du benzène, du toluène, du xylène, du naphtalène et de l'anthracène. Ces colorants ont permis d'améliorer la tenue dans le temps, la diversité des teintes, la standardisation et plus généralement la maitrise de notre production de couleurs. Parfois associés à des métaux lourds ou d'autres produits chimiques auxiliaires (fixateur à base de formaldéhyde ou agents de blanchiment chlorés), ils suscitent des préoccupations environnementales en raison de leur nature toxique (cancérigène, allergène) et non biodégradable pouvant entraîner une altération significative de la faune et de la flore proche des lieux de production. En Europe à partir du début des années 2000, malgré la délocalisation quasi complète des étapes de teinture, des projets de design commencent à proposer des moyens d'améliorer la soutenabilité, c'est-à-dire la viabilité sur le long terme d'un point de vue écologique, humain et économique des pratiques de colorisation. Ces travaux, exposés et publiés, peinent pourtant à s'insérer dans la réalité des systèmes de production contemporains. Parmi les remises en question, les limites créatives qu'ils impliquent pour les designers, mais également le décalage de qualité vis-à-vis des attentes des usagers, habitués aux potentiels des teintures développées depuis la seconde vague industrielle. Face à la nécessité d'une réévaluation écologique de nos pratiques tinctoriales, ces incompatibilités interrogent finalement le cadre théorique encadrant la production des colorants et le mouvement de sa construction historique et culturelle. Si ce paradigme est aujourd'hui dominant, nous verrons qu'il n'est pas l'unique manière ayant existé de caractériser la qualité d'une couleur. Aussi, les contraintes qui organisent la conception, la production et l'usage de nos produits textile sont-elles justes, adaptées à nos besoins actuels et futurs ? Par la "re-contrainte", c'est-à-dire la proposition d'un système d'organisation de la conception, production et utilisation des textiles teints alternatif sous le prisme de la soutenabilité, l'hypothèse avancée est que ce contexte modifié pourrait être porteur de potentiels pour les méthodologies de création en design textile et de scénarios d'usage renouvelés pour les utilisateurs futurs.
En nous appuyant sur la méthodologie "Reconstrained design", ce que nous nommerons
“contraintes” sont ces lois, règles, influences ou habitudes qui orientent nos manières de penser,
de concevoir et d’utiliser les objets qui nous entourent.
Les pratiques de teinture, sont, comme tout autre système, déterminées par ce type de contraintes.
Des normes encadrent l’évaluation de la solidité des teintes, les pigments aujourd’hui utilisés ont
été développés pour correspondre à cette même attente, les machines ne teignent que de manière
uniforme, les nuanciers accompagnent les designers à la sélection précise de la teinte parfaite
pour leur objet…
Ces pratiques et perspectives sont souvent issus de contextes passés complexes et différents des
enjeux qui nous animent aujourd’hui. Pourtant, ils influencent toujours nos manières de penser, de
concevoir et d’utiliser des objets, restreignant parfois notre capacité à entrevoir des systèmes de
pensée alternatifs. Chaque contrainte sera définie et étudiée puis associée à une “recontrainte”, désirable, dans
une perspective de soutenabilité.
Ces trois années s’organiseront sous la forme d’un ensemble de projets de design. Chaque
projet débutera par une contextualisation historique et contemporaine des contraintes/recontraintes
envisagées, servant à comprendre leurs enjeux.
Nous étudierons des exemples de pratiques de conception, de stratégies de recyclage, d'entretien et
de production des teintures ayant déjà été développées par le passé dans des contextes de ressources
énergétiques et matérielles limitées.
La recherche étant menée par la pratique, nous proposerons finalement dessins, expérimentations et
prototypes permettant de projeter des possibilités de conception par-delà les normes actuellement
considérées. L’enjeu sera de valider ou d’invalider des scénarios de conception, de production et
d’usages possibles pour des futurs souhaitables.